La chapelle El Altillo, Mexico (1955-1957)
Jusqu’au milieu du XXe siècle, Coyoacán est un village paisible, presque la campagne aux portes de la ville de Mexico, habité par de vieilles familles terriennes dans leurs haciendas et des artistes et intellectuels, comme Frida Khalo et Diego Rivera, qui y ont leurs maisons et leurs ateliers.
Intégré à la métropole mexicaine grandissante, le quartier va subir à partir de 1945 des transformations majeures avec l’arrivée de la nouvelle cité universitaire de l’UNAM, la construction d’une zone résidentielle de prestige (les Jardins de Pedregal) et l’ouverture dans le tissu semi-urbain des grandes avenues modernes que sont Insurgentes, Taxqueña et Universidad.
Le site d’El Altillo se trouve sur une légère élévation (d’où le nom d’El Altillo) qui descend en pente douce vers un ruisseau, encore visible aujourd’hui. C’est le coeur d’une hacienda appartenant à une riche famille de la vieille noblesse espagnole. Jusqu’au XXe siècle, El Altillo est une maison de campagne pour cette famille dont la résidence principale est dans le centre de Mexico. La dernière héritière de la fortune familiale décide en 1949 de donner El Altillo à la congrégation des missionnaires du Saint Esprit, un ordre religieux masculin fondé en 1914.
Les pères y installent leur noviciat en juin 1949, et construisent dès 1950 de nouveaux bâtiments pour loger les novices et leurs professeurs et mettre à leur disposition des salles de cours. La congrégation caresse le projet de construire ensuite un lieu de culte pour combler les besoins spirituels des occupants des lieux. Ce sera la chapelle Nuestra Señora de la Soledad d’El Altillo.
Théorie et pratique
Paru en 2010, le livre d’un membre de la congrégation religieuse, le père Luis Arturo García Dávalos, est une véritable étude historique, architecturale et patrimoniale d’El Altillo, qui rassemble témoignages historiques des acteurs de l’époque de la conception et de la construction, documents photographiques et plans, et une analyse fine du bâtiment.
Dans son livre, le père García Dávalos attribue la chapelle à trois hommes: le père Pedro Corona Montesinos, nommé recteur du noviciat en 1954, à l’âge de 34 ans et initiateur du projet; l’architecte Enrique de la Mora concepteur général du bâtiment; et Félix Candela, créateur du design structurel original de la chapelle.
Pour accueillir les 70 séminaristes et 8 professeurs de la communauté du noviciat, le P. Pedro Corona commence par rejeter un projet de chapelle de style «néo-colonial» légué par son prédécesseur.
Fortement impressionné par l’église de l’Immaculée Conception «La Purísima» de la ville de Monterrey, il décide de faire appel au jeune Enrique de la Mora, l’architecte de cette église construite en 1946 sur le thème géométrique de la parabole.
Pour le frère Pedro, l’intérêt de l’architecture de la Mora, c’est qu’elle rompt avec les termes de la construction religieuse mexicaine traditionnelle, inchangée depuis 400 ans. Tous les temples catholiques sont semblables: une boîte carrée avec des murs droits et un toit, fermée par une façade
monumentale surmontée d’un clocher. La Purísima a une voûte qui est à la fois mur et toit; la façade est transparente; le clocher devient un campanile séparé de l’église; et l’ensemble dégage une atmosphère de simplicité.
Homme de son temps et témoin des bâtiments modernes qui commencent à apparaître au Mexique, le P. Pedro a la ferme conviction qu’il faut aussi laisser s’exprimer l’imagination des créateurs pour la maison de Dieu.
La chapelle commandée à de la Mora devait être adaptée au renouveau du cérémoniel liturgique qui s’annonçait alors, tout en permettant une liturgie solennelle avec beaucoup d’acteurs à l’avant du temple. L’autel devait être face au peuple de fidèles, une rareté alors qui ne deviendra la norme qu’une dizaine d’années plus tard, après le Concile Vatican II. Bref, il fallait un bâtiment plutôt petit, mais il fallait aussi pouvoir y tenir des cérémonies grandioses. Il fallait donc un choeur ample et une nef réduite.
Selon le P. Corona, c’est l’architecte de la Mora qui proposa un toit volant couvrant un plan rhomboïde. Et il fit appel à Félix Candela, avec qui il avait déjà construit quelques bâtiments, dont l’église Notre-Dame de la Milogrosa (1953) pour concevoir le genre de voile mince en béton armé de 4 cm qu’il avait déjà expérimenté ailleurs.
En collaboration avec d’autres architectes, mais surtout avec l’architecte Enrique de la Mora, Félix Candela a bâti au Mexique une quarantaine d’églises et chapelles, à partir de la fin des années 1940 jusqu’au milieu des années 1960.
Candela avait un point de vue très moral sur la construction d’une église, et les principes de l’architecture moderne y trouvaient naturellement leur place: «If the Church is a guardian of morals, we might consider the virtues of functionalism – integrity, honesty, humility, even poverty – the most desirable qualities of a religious building.»
En fait, la construction d’une église lui permettait même de donner cours à sa vision poétique de l’architecture: «All efforts to rationalize religion are, indeed, contrary to the ultimate spiritual objective of religion itself, so even the design of religious building might somewhat be irrational, governed more by emotional feelings than by strict, conventional logic.»
Candela, dont le diplôme universitaire en architecture était disparu dans l’incendie de l’Université de Madrid au cours de la Guerre civile espagnole qui devait le forcer à l’exil, n’obtint sa reconnaissance professionnelle de l’État mexicain qu’en 1964. Il se considérait plutôt comme un constructeur (sa compagnie Cubiertas Alas construisit près de 1500 projets en 26 ans), mais il est certain que son absence de statut légal comme architecte l’obligea à travailler surtout comme collaborateur d’autres architectes.
Il s’était ainsi donné comme tâche d’investiguer, dans la pratique, les problèmes de structure, et de rechercher de nouvelles formes résistantes, dans le but d’élargir le répertoire architectural. Pour lui, ces nouvelles formes ne devaient pas être intéressantes uniquement par leur esthétisme, mais devaient aussi satisfaire aux exigences fondamentales de l’architecture moderne: économie en termes de consommation de matériaux et de facilité de construction; formulation relativement simple, i.e. à la portée du constructeur moyen et non pas du spécialiste; et flexibilité formelle permettant l’adaptation de la structure à divers usages.
Quand ils se retrouvèrent associés dans le projet d’El Altillo, Candela et de la Mora avaient donc tous les deux déjà testé des solutions architecturales qui avaient recours aux paraboloïdes, et précisément pour des églises. Il est important de le souligner, pour éviter d’attribuer uniquement à l’un ou à l’autre l’originalité du bâtiment. Les sources consultées ne font d’ailleurs pas consensus quand arrive le temps d’attribuer la paternité d’El Altillo à un architecte, et c’est peut-être une indication qu’il s’agit d’un projet commun.
Tout ceci étant dit, comment lire la chapelle El Altillo?
D’abord, la forme du bâtiment. On a vu qu’elle a été déterminée par l’architecte pour répondre à la fois à l’exiguïté de l’espace disponible pour l’implantation du bâtiment ainsi qu’à la demande de la congrégation d’un choeur surdimensionné par rapport à la nef. Le hasard a voulu qu’à l’endroit exact où passe l’axe le plus court du losange, et dont les extrémités supportent la structure du toit «hypar», s’arrête la coulée de lave sur laquelle les fondations s’appuient. C’est donc dire que la pointe allongée du rhomboïde «flotte» librement au-dessus d’un mauvais sol, en pente vers la rivière qui passe tout près.
Ainsi, tout le bâtiment, à partir du toit-structure jusqu’au sous-sol volcanique, est dans un état d’équilibre qu’il a fallu stabiliser par un contre-poids: c’est le tirant que constitue l’énorme croix de béton de deux étages qui marque l’entrée principale de la chapelle. À l’autre extrémité du bâtiment, la structure des énormes fenêtres assure la stabilité de la partie longue du voile de béton dans les conditions de température de Mexico, marquées par des variations quotidiennes importantes.
Le toit, un paraboloïde hyperbolique en béton armé de 36 m de long par 29 m de large mesurant à peine 4 cm d’épaisseur, n’a que deux points d’appui qui sont les angles droits des fondations en béton du losange, arrimés au roc du sous-sol. Le bâtiment a résisté sans problèmes à deux séismes majeurs, en 1957 et 1985.
La forme du bâtiment conjointement avec la solution adoptée pour le toit, crée un espace très particulier et non-conventionnel pour une église. Le choeur y occupe en effet plus de la moitié de l’espace, ce qui permet aux prêtres et novices de s’y installer et d’interpréter en chorale les chants grégoriens essentiels à la liturgie pratiquée par les pères du Saint Esprit.
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La nef où s’installent les fidèles est réduite à l’essentiel, ce qui encore une fois est conforme à l’utilisation d’un lieu de culte accessoirement ouvert aux paroissiens hors les murs de l’enceinte du noviciat, de toute façon peu nombreux à l’époque.
L’espace intérieur de la chapelle est placé sous le thème de l’unité. Au sol, de simples marches marquent les zones spécifiques: une marche pour pénétrer dans la chapelle, une autre pour arriver à la balustrade; trois marches pour monter dans le choeur, trois autres pour arriver aux sièges des officiants; finalement, un socle pour la statue de la Vierge. Cette montée vers l’avant suit l’élan du toit-aile qui s’ouvre en se déployant sur l’immense vitrail, créant un rythme qui doit être particulièrement marqué durant les offices mettant en scène un grand nombre de prêtres et de novices qui composent aussi la chorale. L’agencement des bancs, placés parallèlement aux murs courts du losange, contribue à rythmer l’espace intérieur dans un mouvement vers l’avant.
L’entrée principale de la chapelle est précédée d’un atrium qui agit à la fois comme une place publique ouverte à tous, et comme un sas entre la partie privée des bâtiments du noviciat et la chapelle. Comme dans l’architecture traditionnelle des haciendas mexicaines, l’atrium est entouré d’une haute muraille percée de quelques ouvertures et qui porte un Chemin de Croix rudimentaire.
Autre élément traditionnel: la pierre de lave noire, largement utilisée en maçonnerie au Mexique depuis l’époque pré-hispanique. Les autres surfaces apparentes sont soit laissées au béton brut, soit peintes en blanc.
L’élément le plus spectaculaire à l’intérieur de la chapelle est évidemment le vitrail, qui a été complété après la mise en service du lieu de culte. Le mur de verre, tel qu’il a été complété en 1955, donnait semble-t-il satisfaction aux membres de la congrégation. Dans la chapelle, on pouvait en effet avoir le spectacle changeant du ciel bleu et des jeux de lumière dans la frondaison des arbres matures du jardin. C’est un comité d’éminents architectes mis sur pied par le père Corona et comprenant, outre de la Mora et Candela, Luis Baragán, José Villagrán et Jésus Reyes Ferreira, qui fut chargé de faire une proposition d’aménagement des fenêtres. À la suggestion principalement de Baragán, le comité recommanda l’installation d’un vitrail ayant recours au clair-obscur si cher à cet architecte.
Mais le design proposé par Baragán, qui conservait une bande vitré transparente dans la partie supérieure des fenêtres, ne pas fut pas retenu. C’est une artiste moins connue, Kitzia Hofmann, la conjointe du sculpteur Herbert Hofmann à qui on doit les statues de la chapelle, qui proposa anonymement le concept qui obtint l’aval des pères du Saint Esprit.
Un dernier mot à propos de la technique constructive de la chapelle d’El Altillo. Même si le bâtiment est résolument moderne dans son expression architecturale, la technique constructive fut plutôt archaïque et basée sur des méthodes traditionnelles et préindustrielles. Aucune machinerie ne fut utilisée durant la construction, y compris pour le creusage des fondations, les échafaudages, les coffrages, le coulage du béton. Tout le travail fut fait par une armée de manoeuvres d’origine paysanne. La technologiquement brillante toiture-structure doit sa forme à une forêt dense de planches et de poutres de bois qu’il a fallu mettre en place avant de couler le béton sur un tapis tressé de tiges de métal, un seau de béton à la fois.
Il convient de noter que la brillante architecture moderne de Félix Candela s’éteignit abruptement au milieu des années 1964, quand le président mexicain permit un accroissement substantiel du salaire minimum qui rendit économiquement non-viable les prouesses géométriques des architectes.
Malgré tout, la chapelle d’El Altillo est résolument moderne dans ses intentions et dans son expression, en parfaite symbiose avec le modernisme tel qu’il s’est exprimé en architecture ailleurs dans le monde à la même époque, tout en s’enracinant dans l’histoire spécifique du Mexique. C’est un objet important du patrimoine moderne du Mexique; la question se pose de sa reconnaissance au titre du patrimoine mondial.
Patrimonialisation
Le Mexique, qui a vécu une période politiquement très agitée durant le dernière phase révolutionnaire de 1910 à 1940, est entré après la Deuxième Guerre mondiale dans une période marquée par une croissance économique importante placée sous le signe de l’ouverture au monde moderne.
Cette période fut aussi le moment où l’Église catholique mexicaine, confinée au domaine privé à partir du XIXe siècle par le nouvel État mexicain, après avoir dominé le paysage architectural dans le Mexique vice-royal des XVIIe et XVIIIe siècles, fit un retour en force dans l’expression religieuse construite publique.
C’est durant cette période que les grands noms de l’architecture moderne mexicaine se sont exprimés en créant des bâtiments qui s’inspirent à la fois du modernisme international et de l’histoire et des coutumes mexicaines, dans le domaine séculier évidemment, mais aussi dans le domaine religieux.
Parmi eux, Enrique de la Mora et Félix Candela, créateurs de ce petit édifice religieux unique, la chapelle El Altillo qui a toujours, presque 60 ans après son inauguration, une reconnaissance mondiale. Ces deux architectes ont édifiée ensemble une quarantaine d’églises et de chapelles, renouvelant complètement l’art religieux mexicain grâce à des constructions mariant le modernisme architectural, les traditions religieuses catholiques mexicaine et universelle et même la mémoire pré-hispanique qui survit encore aujourd’hui au Mexique, comme l’illustre la publication par la congrégation religieuse de recherche du père García Dávalos.
Les pères missionnaires du Saint-Esprit ont d’ailleurs été fortement impliqués dès le début dans le design du bâtiment, que les architectes ont modelé en fonction de leurs besoins et ils continuent encore aujourd’hui d’être très conscients de la valeur patrimoniale de leur chapelle.
Depuis 2010, la congrégation tente, avec le concours d’architectes de la Faculté d’architecture de l’UNAM, de faire placer la chapelle sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Une proposition a été faite à l’Institut national des beaux-arts (INBA), l’organisme chargé au Mexique de la conservation du patrimoine moderne.
Selon cette proposition, El Altillo est la «jumelle religieuse» du complexe séculier moderne de l’UNAM, reconnu par l’UNESCO en 2004. Les deux sites témoigneraient ainsi conjointement de la modernisation post révolutionnaire mexicaine, qui s’est manifestée autant dans les domaines public et privé que dans le cadre de la renaissance de l’architecture religieuse dont le Mexique a été à l’avant-garde mondiale.
Peu de travaux, autres que ceux exigés par l’entretien du bâtiment et de ses meubles ainsi que les réparations évidentes, mais mineures, ont été faits au cours des années par les gestionnaires. Une exception: le recouvrement du toit de béton armé de la chapelle par une membrane à base de caoutchouc, durant les années 1980. Cette intervention a été rendue nécessaire parce que l’eau de pluie s’infiltrait dans le bâtiment par une fissure qui couvrait toute la largeur du toit.
Cette fissure est en fait un joint de coulage du béton qui s’est produit quand il a fallu, en fin d’après-midi le samedi 25 juin 1955, arrêter la coulée du toit à cause du manque de béton; à ce moment, environ les 2/3 du toit étaient coulés. Le travail a été terminé le lendemain, mais le joint qui se trouve à peu près au point le plus bas du toit n’a jamais retrouvé l’étanchéité par la suite, jusqu’aux travaux des années 1980.
Les autres interventions notables sont l’ajout d’un système d’éclairage intérieur dans les années 1970, la construction d’un mausolée pour les membres défunts de la congrégation et l’adaptation du bâtiment aux besoins des personnes handicapées. Pour ces interventions, la congrégation a essayé de conserver le design initial de la chapelle.
Cette chapelle fait partie d’un certain nombre de lieux de culte d’esprit moderne construits au Mexique à partir de la fin des années 1940 qui ont eu une influence évidente sur les œuvres de plusieurs architectes québécois à partir du milieu des années 1950; on pense en particulier aux bâtiments des architectes Desgagné et Côté au Saguenay-Lac-Saint-Jean. MD 04-12-2013
Pour en savoir plus…
Monographies
De Anda Alanís, Enrique X., Félix Candela 1910-1997, La maîtrise des limites, Cologne, Taschen, 2008, 96 p., ill.
García Dávalos, Luis Arturo, Una Oración Plástica… Capilla de Nuestra Señora de la Soledad del Altillo, Mexico, Misioneros del Espiritu Santo, 2010, 172 p., ill.
Smith, Clive Bamford, Builders in the Sun: Five Mexican Architects, Architectural Book Publishing / Saunders, New York / Toronto, 1967, 224 p., ill.
Périodiques
Candela, Félix, «Une seule conscience pour l’oeuvre à créer», Architecture d’aujourd’hui, décembre 1961-janvier 1962, p. 6.
Encyclopédies
Van Vynckt, Randall J., «Candela, Felix», in International Dictionary of Architects and Architecture, Detroit, St. James Presse, 1993, p. 144-146.
Sources Internet
Felix Candela, Engineer, Builder, Structural Artist, Princeton University Art Museum, en ligne. (consulté le 11 septembre 2010)
Audiovisuels sur You Tube
Explications historiques et architecturales donnée par Luis Arturo García Dávalos le 24 mars 2010; 9 min 48 sec, en ligne.
Table ronde lors du lancement du livre Una Oración Plástica… de Luis Arturo García Dávalos le 24 juin 2010. Neuf extraits sur You Tube, d’une dizaine de minutes chacun:
Extrait n° 1, en ligne.
Extrait n° 2, en ligne.
Extrait n° 3, en ligne.
Extrait n° 4, en ligne.
Extrait n° 5, en ligne.
Extrait n° 6, en ligne.
Extrait n° 7, en ligne.
Extrait n° 8, en ligne.
Extrait n° 9, en ligne.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, Coyoacán est un village paisible, presque la campagne aux portes de la ville de Mexico, habité par de vieilles familles terriennes dans leurs haciendas …