FIG. 1
L'hôtel de ville de Sept-Îles en 1967. On y voit le volume de la salle du conseil à travers le mur-rideau ainsi que l'estrade aujourd'hui détruite. PHOTO : ARMOUR LANDRY / BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC

Le centre civique de Sept-Îles : de la fierté au mépris

Esquissons l’histoire de l’hôtel de ville de Sept-Îles commandé aux architectes Affleck, Desbarats, Dimakopoulos, Lebensold, Michaud, Sise en 1959, en nous basant sur l’étude patrimoniale élaborée par Patri-Arch et sur quelques investigations complémentaires.

Caractérisons son architecture moderne, certes, à distance, mais aidée par de nombreuses références visuelles virtuelles, et observons son évolution dans le temps. Cherchons à ébaucher l’appréciation qui en a été faite, risquons une hypothèse au sujet des raisons qui font que le principal équipement public de la ville qui faisait la fierté des autorités lors de son inauguration en février 1961, est aujourd’hui autant déprécié. Finalement, explorons des voies d’avenir pour cet édifice.

Un nouvel hôtel de ville pour une ville en plein essor

Située sur la rive nord de l’estuaire du Saint-Laurent, à environ 600 kilomètres de Québec, Sept-Îles est une boom town «déconcertante», selon le magazine Maclean’s daté du 1er mars 1953. Sept-Îles, nom provenant de la présence d’un archipel à l’entrée de la vaste baie qui creuse la côte entre les embouchures des rivières Moisie et Sainte-Marguerite. Peu de lieux sont ancrés dans le Canada d’hier et font confiance à l’avenir aussi soudainement que Sept-Îles, affirmait d’emblée l’auteur McKenzie Porter. Il souligne qu’en 1949, sa population comptait un bon millier de personnes vivant de la pêche et de la trappe, pour les autochtones. Quatre ans plus tard, l’exploitation des mines de fer avait attiré cinq mille nouveaux venus. Entretemps, Sept-Îles avait acquis le statut de ville en 1951, le gouvernement provincial de Maurice Duplessis lotit les terres de la Couronne, de nouvelles infrastructures et nombre de bâtiments avaient été construits.

Le plan d’assurance publié par l’Underwiters’Survey Bureau en 1956 montre le lotissement tracé à partir du rivage de la baie de Sept-Îles, de la pointe de l’Est occupée par le terminus ferroviaire jusqu’à la réserve autochtone, et la trame des rues s’étendant vers le nord, jusqu’à l’avenue Laurier. Certes, le bâti est peu dense, sinon épars.

À l’époque, le maire Jack Layden, un Ontarien arrivé pendant la guerre, alors que l’Aviation royale canadienne exploitait une piste d’atterrissage à Sept-Îles, fit appel à l’architecte Harold Spence-Sales (1907-2004) pour ordonner le développement urbain. Harold Spence-Sales est une figure centrale de l’urbanisme d’après-guerre au Canada, son nouveau pays. Ses compétences en matière de législation et de planification urbaines étaient recherchées de Vancouver à Moncton. Pour de nombreuses villes, ils dessinent des plans et des schémas d’aménagement de leur centre, notamment pour Sept-Îles en 1957. Le zonage proposé par Spence-Sales confirme la vocation commerciale du territoire adossé au rivage et dédie la limite ouest de la zone lotie, la bande de terrains adjacents à la rue Père-Divet, aux implantations institutionnelles. S’y retrouvent déjà, en face de la route menant au port, l’église Jésus et Marie (ailleurs, dénommée Saint-Joseph), le couvent Saint-Joseph, la plaine de jeux et, de l’autre côté de l’avenue Queen, l’hôtel de ville que côtoie le poste de police et de pompiers.

Inauguré en 1954, le premier hôtel de ville ne fera pas long feu; à peine construit, on songe à le remplacer. Pour ce faire, la Ville fait appel à l’agence montréalaise Affleck, Desbarat, Dimakopoulos, Lebensold, Michaud, Sise, des architectes proches de l’École d’architecture de l’Université McGill, où enseignait Harold Spence-Sales. En 1959, ils travaillent depuis peu tous ensemble, depuis leur participation au concours remporté en 1955, pour le Queen Elisabeth Theater à Vancouver. En 1957, ils sont approchés pour collaborer au projet de Place Ville Marie à Montréal, aux côtés de leurs confrères new-yorkais de l’agence I.M. Pei & Associates, un mandat qui consolidera la réputation d’ARCOP, acronyme de The Architects in Co-Partnership, comme ils appellent officieusement leur groupe.

L’architecture du centre civique, entre fonctionnalité et monumentalité

Le nouvel hôtel de ville est construit sur l’emplacement de l’ancien, sur la tête de l’ilot formée par l’avenue Évangéline détournée vers le sud, à cette hauteur. Est ainsi étendu, le terrain de l’hôpital en construction de l’autre côté de l’avenue. En fait, la nouvelle construction est bien plus qu’un hôtel de ville, il s’agit d’un centre civique, vu la présence d’une place publique, certes modeste, et l’inclusion d’une bibliothèque municipale, en plus du poste de police et de pompiers. Un tel concept, à la fois programmatique et urbanistique, s’est imposé au lendemain de la guerre. Il émerge alors que l’approche fonctionnaliste étroite était mise en question, qu’un nouvel intérêt pour la monumentalité architecturale et le cœur des villes s’était développé dans les cercles gravitant autour des Congrès internationaux d’architecture moderne, les fameuses conférences tenues de 1927 à 1956, afin de préciser et de promouvoir la nouvelle doctrine.

Le centre civique de Sept-Îles est formé de trois corps de bâtiment alignés au milieu du terrain : le premier desservi par une voie carrossable latérale traversante abrite l’administration municipale, celui du milieu, la bibliothèque et le dernier, au coin de la rue Évangéline, le poste d’incendie et de police. Le programme est ambitieux. En 1959, bien peu de municipalités se sont doté d’une bibliothèque, comme nous l’ont montré les recherches menées dans le cadre de l’Inventaire des projets du Centenaire de la Confédération canadienne.

L’architecture de l’ensemble exprime sa diversité fonctionnelle, en jouant sur la taille des corps de bâtiment, leurs formes et leur matérialité. D’une même hauteur, le volume de l’hôtel de ville et celui du garage des pompiers présentent une facture contrastée, expressive de leur usage, l’un étant enveloppé d’un mur-rideau, un dispositif des plus novateurs à l’époque, et l’autre, d’un mur de brique, une mince fenêtre courant en son sommet. Au centre, plus bas, celui de la bibliothèque est, lui aussi, assez clos, des passages vitrés l’articulant aux deux autres, l’un lui servant d’entrée, l’autre donnant accès à l’hôtel de ville.

À l’intérieur, les bâtiments s’étagent différemment. Si un sous-sol les relie, celui abritant l’hôtel de ville est à moitié enterré, établissant un bel étage qui accueille les bureaux et la salle du conseil, tandis que les deux autres sont de plain pied. Le garage des pompiers donne directement sur la rue et la bibliothèque sur un jardin enclos, à l’arrière.

L’arrière : une hiérarchisation toute relative en ce qui concerne le centre civique de Sept-Îles, tout comme la plupart des édifices modernes. L’ensemble bâti est localisé entre deux avenues et le traitement des façades ne contribue pas à différencier l’avant de l’arrière, les matériaux de toutes les faces étant les mêmes. Cependant, le complexe affirme une frontalité du côté de l’avenue Queen et de la plaine de jeux (aujourd’hui, parc des Aînés). Y concourent de nombreuses dispositions, notamment l’aménagement paysager. Devant l’hôtel de ville, une esplanade minérale s’étendait, une large tribune de béton au garde-corps orné des armoiries de la cité s’élevant devant la façade de verre. Des photographies anciennes montrent des gens occupant ce balcon d’honneur pour dominer la foule rassemblée devant le bâtiment. À sa hauteur, limpide, le mur-rideau laissait voir en transparence le volume de la salle de conseil.

L’architecture moderne a la réputation d’être une architecture de rupture. Mais la distance prise avec les conventions est rarement radicale, d’autant plus, en ces années d’après-guerre, où la critique a détecté un infléchissement classique de la production en Amérique du Nord. L’immeuble de verre n’est pas sans faire penser à un temple, les meneaux verticaux du mur-rideau formant une sorte de péristyle entourant la cella, ici, la salle de conseil, masse opaque revêtue de marbre blanc. Cette disposition était un des gestes forts du projet, avec le traitement différencié de l’ensemble où chacun des volumes correspond à une des grandes fonctions du programme.

La nouveauté du centre civique de ville de Sept-Îles

De nombreux hôtels de ville ont été construits à l’échelle du Québec, dans les années 1950 et 1960. L’étude patrimoniale de Patri-Arch en recense une bonne douzaine, tous des exemples d’architecture moderne. Si, elle compare leurs programmes d’usage, elle ne s’interroge pas sur leur valeur relative; elle conclut uniquement que l’hôtel de ville de Sept-Îles se compare avantageusement par sa monumentalité et son architecture à tous les cas illustrés, dont la liste aurait pu être allongée. Faisons un pas de plus, demandons s’il se démarque du lot.

Il se distingue par son programme multifonctionnel. Plusieurs des hôtels de ville intègrent le poste de pompiers, mais aucun, une bibliothèque. Cette situation est compréhensible. Au tournant des années 1950, les bibliothèques municipales étaient des équipements encore rares. À Trois-Rivières, celle qui est voisine de l’hôtel de ville (1967-1968) est un projet amorcé quelques mois plus tôt dans le cadre du Programme des projets du Centenaire de la Confédération canadienne qui favorisait la réalisation de centre culturel. L’ensemble civique s’inscrit dans une opération de rénovation urbaine amorcée en 1958 dans l’esprit du VIIIe CIAM réuni en 1951, autour de la question du cœur des villes. Somme toute, le complexe civique de Sept-Îles est précoce.

Quelques hôtels de ville datent des années 1950, notamment celui de Ville de Saint-Laurent et celui d’Arvida, de grandes bâtisses inaugurées respectivement en 1956 et 1959. Cependant, leur modernité est moins affirmée, mettant en œuvre des matériaux traditionnels, voire nobles, tels la brique, la pierre et le granit.

L’idée de faire de l’hôtel de ville, une composante d’un centre civique se retrouve à Chomedey, où le programme du concours tenu en 1961 comprend une place publique, des équipements culturels et le palais de justice. Il est remporté par Affleck, Desbarats, Dimakopoulos, Lebensold, Size avec une proposition qui implante les composantes en chapelet autour d’une vaste plaza occupant le centre du terrain, l’hôtel de ville s’élevant à front du chemin de Chomedey (aujourd’hui boulevard du Souvenir). Plus ambitieux sur le plan programmatique que celui de Sept-Îles, ce projet affirme de plus une monumentalité plus affirmée, mettant en œuvre le béton pour toutes ses composantes. Seuls ont été construits l’immeuble administratif, le poste de pompiers et la cour municipale. Alors que la Ville de Laval est créée par la fusion de l’ensemble de municipalités de l’île, le centre civique de Chomedey devient celui de Laval. En 2020, la réfection et la mise aux normes de l’édifice ont été amorcées.

Un bâtiment transformé

Le développement de l’appareil municipal et la multiplication des établissements culturels publics sont des phénomènes qui, dans les années 1950 et 1960, accompagnent la modernisation du Québec. Cependant les édifices érigés pour accueillir ces nouveaux services à la population ont assez rapidement montré leurs limites en termes de surface, voire d’équipements techniques. À Sept-Îles, le poste de police a déménagé à une date inconnue, une nouvelle bibliothèque a été construite dans les années 1970 et une nouvelle caserne de pompiers, en 1996. Ces bouleversements dans l’occupation du centre civique n’ont pas été sans impact sur son architecture.

 

Le déménagement de la bibliothèque a permis aux services administratifs de s’étendre; les bureaux de la mairie ont été installés dans l’espace délaissé. D’autres ont migré dans le poste de pompiers, le garage étant devenu un entrepôt, et certains ont déménagé au sous-sol de l’hôtel de ville. Cette occupation n’a pas conduit à modifier l’enveloppe de verre, le mur-rideau d’origine est toujours en place il n’en pas de même pour les autres corps de bâtiment, dans lequel de nouvelles baies ont été percées.

Autre modification : la salle de conseil n’est plus un volume dans l’espace. Bien que toujours accessible à partir du hall, il n’est plus possible d’en faire le tour, les corridors latéraux ayant été intégrés aux locaux longeant les façades et celui donnant sur la tribune transformé en local technique. Par ailleurs, le balcon d’honneur a disparu et les portes qui y donnaient accès sont devenues une sortie de secours desservie par un escalier en bois.

Authentique ?

L’intégrité et l’authenticité sont des critères incontournables en matière de patrimoine : l’enjeu est de vérifier si l’état du bien est un obstacle ou non à l’expression de sa valeur patrimoniale. Un édifice répond aux conditions d’intégrité, s’il est encore suffisamment complet pour remplir son rôle mémoriel. Il est authentique pour autant que son contexte, son usage, sa forme, voire sa matérialité actuels n’aient pas trop changé.

Si certains aspects du centre civique de Sept-Îles ont été altérés, l’ensemble présente une bonne intégrité, ses trois corps de bâtiments étant toujours debout.

Certes, a disparu le jardin enclos d’un mur qui desservait la bibliothèque. Sont plus dommageables, la perte de la tribune aux armoiries de la Ville, vu sa portée symbolique, et le peu de cas qui est fait de la place qu’elle dominait. Les bacs en béton la délimitent toujours, mais ils ont été peints, et les bancs qui la bordaient ont disparu. Aujourd’hui, cet espace ressemble plus à un stationnement en manque d’automobiles qu’à un lieu public.

Fonctionnellement et physiquement, le contexte semble avoir peu changé. Au-delà de l’hôtel de ville, la rue Queen est toujours une artère résidentielle et, à sa hauteur, elle longe toujours un espace public. À l’arrière, au nord de la rue s’élève l’hopital qui, certes, a pris de l’ampleur.

Pour juger de l’authenticité, commençons par l’usage. La vocation de l’ensemble est toujours municipale, mais elle est devenue plus univoque. Ce changement dans l’économie fonctionnelle du complexe a entraîné de nombreuses modifications de détail, surtout formelles, voire matérielles, à l’extérieur comme à l’intérieur. Plusieurs nouvelles baies ont été percées dans les façades de brique, tandis que d’autres ont été fermées, telles celles qui couronnaient le poste de pompiers. De plus, les châssis de fenêtre actuels, tout comme les portes de garage sont différents de ceux d’origine.

Pour une réhabilitation de l’ensemble

Nous ne savons pas précisément comment ces interventions se sont échelonnées dans le temps, ni comment elles ont été conduites. Mais nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que, comme dans la plupart des cas semblables, elles ne s’incrivaient dans une vision d’ensemble, comme le fut le projet de construction initial. Ces adaptations progressives ne sont-elles pas une des causes de dépréciation du complexe ? Cette situation n’est pas irréversible et elle ne justifie pas de faire table rase du passé, à abandonner le site pour constuire ailleurs et y étendre la stationnement de l’hôpital. À l’heure du développement durable, une telle attitude est peu acceptable.

Il est évident que le mur-rideau doit être changé, ayant, lui, atteint la fin de sa vie utile. Dans les années 1950, la mise au point technique de ce genre de dispositif visait une durabilité limitée à une trentaine d’années. Ailleurs, à New York, à Arnhem, à Montréal, des remplacements semblables ont été menés en préservant la valeur patrimoniale de l’édifice, la nouvelle enveloppe reprenant le dessin de l’ancienne, du moins en apparence, son détail étant modifié pour améliorer sa performance thermique.

Si la Ville a commandé une évaluation patrimoniale de l’hôtel de ville, sans pour autant suivre ses conclusions, quelles sont les autres études préalables qui soutiennent la décision d’ériger un nouvel hôtel de ville et de vendre le terrain ? Construire à neuf ou réhabiliter l’actuel complexe, les deux alternatives ont-elles été sérieusement étudiées ?

Par ailleurs, il faudrait revoir à la lumière des besoins actuels et futurs de l’hôtel de ville et en tenant compte des traits caractéristiques du complexe porteurs de valeur patrimoniale, l’occupation de l’ensemble, non sans avoir au préalable établit le carnet de santé de bâtiment afin de pouvoir comparer le coût d’une construction neuve et ceci d’une réhabilitation, ceci en tenant compte du développement durable.

Esquissons l’histoire de l’hôtel de ville de Sept-Îles commandé aux architectes Affleck, Desbarats, Dimakopoulos, Lebensold, Michaud, Sise en 1959, en nous basant sur l’étude patrimoniale élaborée par Patri-Arch et sur quelques investigations …

Situer sur la carte

FIG.2
Maclean's, 1er mars 1953 Sept-Îles, la jetée du port, l'église et le couvent Saint-Joseph.
FIG.3
Underwiter's Survey Bureau, Insurance Plan of the town of Sept-Iles, Québec, 1956 https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2
FIG.4
Maquette de l'hôtel de ville de Sept-Îles Une réalisation de Mario Dufour.
FIG.5

pour aller plus loin

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