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Compte-rendu de la journée d’étude à l’ÉPFL : restaurer les ouvrages de béton

L’École polytechnique fédérale de Lausanne (ÉPFL) présente l’exposition itinérante sur l’oeuvre du grand ingénieur italien Pier Luigi Nervi (1891-1979), où Montréal est à l’honneur. La tour de la Bourse du square Victoria est parmi les projets documentés et, dans le catalogue, elle fait partie des réalisations iconiques. À cette occasion, s’est tenue le 22 mai dernier une journée d’étude organisée par le Laboratoire des techniques et de la sauvegarde de l’architecture moderne de l’ÉPFL, sous la direction du professeur Franz Graf et du chercheur Yvan Delemontey, sur le sujet de la restauration des grandes oeuvres en béton de l’ingénierie du XXe siècle.

Au Québec, nous sommes plus accoutumés à voir les ponts et les viaducs en béton démolis et remplacés par de nouveaux. En Suisse, curieux de l’histoire de leur discipline et admiratifs des réalisations de leurs prédécesseurs, certains ingénieurs sont soucieux de leur conservation et de leur restauration, sinon de leur adaptation respectueuse quand des ajustements s’imposent pour des raisons de sécurité et d’usage. Certes, ces professionnels sont une minorité. Trois d’entre eux étaient parmi les conférenciers de la journée d’étude, aux côtés d’autres spécialistes reconnus pour leurs connaissances et leurs expériences en matière de restauration des constructions en béton.

Restaurer les ponts

Le professeur Eugen Brühwiler, titulaire de la chaire en maintenance et construction des structures de génie civil à l’ÉPFL depuis 1995, la première du genre vouée exclusivement aux infrastructures existantes, exposa la restauration de deux réalisations d’Eugène Maillart (1872-1940). Pour les lecteurs de Space, Time and Architecture, ce classique de l’histoire de l’architecture moderne publié par Sigfried Giedion, les élégants et novateurs ponts arqués en béton de cet ingénieur suisse ne sont pas méconnus. Présentant les projets de réfection du pont sur le Rossgraben (1932) et celui sur la Schwandbach (1933) situés dans la forêt à proximité de la petite ville de Schwarzenburg, auxquels il fut associé, Brühwiler souligna le souci d’économie qui les sous-tend, une motivation autant intellectuelle que pratique qui était déjà au coeur du travail de Maillart. Les interventions sont minimales afin de préserver la ligne des ouvrages et la patine du béton, la «peau» granuleuse qui révèle le «vécu» des constructions : la priorité fut d’améliorer l’évacuation des eaux; les réparations sont ponctuelles et le traitement de la matière par application en profondeur d’un hydrophobe est invisible. Outre d’anesthésier la matière, les enduits plastiques sont à proscrire, car ils enferment l’humidité, conduisant à la corrosion des armatures.

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L’ingénieur Jürg Conzett nous a communiqué son admiration pour l’ingénieur belge Arthur Vierendeel (1852-1940) qui, tout comme, Maillart révolutionna la conception des ponts en explorant un parti structurel totalement différent, le treillis, et en inventant la poutre qui porte son nom, au maillage rectangulaire plutôt que triangulaire. Le petit pont Dalvazza (1925) en béton qu’il a restauré, fut dessiné par l’architecte Paul Bonatz. Ici à nouveau, une même philosophie : intervenir minimalement et, dans ce cas où les réparations sont plus nombreuses, ne pas chercher à les effacer, mais plutôt accepter leur présence.

Les commandes auxquels répond l’ingénieur Massimo Laffranchi sont plus contraignantes, les ponts dont son agence dirigea la rénovation, ont dû être adaptés afin de répondre à l’augmentation du trafic et donc des charges, voire à l’élargissement de la voie. Et même s’ils n’ont pas la même valeur culturelle que les précédents, un maître mot oriente sa démarche : discrétion.

Restaurer des halles

Deux autres communications portaient sur la restauration de grandes halles en béton, la halle du Centenaire de Wroclaw, en Pologne, et les halles du Boulingrin à Reims, en France. La première inscrite sur la Liste du patrimoine mondial en 2006, est monumentale et sa signification culturelle dense mise fut en évidence par l’anthropologue Hana Červinková, directrice de cet équipement public alors qu’il était restauré grâce à un financement de l’Europe. Construite par l’architecte allemand Max Berg pour l’exposition célébrant en 1913 le 100e anniversaire du discours à la nation allemande du roi Frédéric-Guillaume III, elle frappa l’imagination des contemporains et abrita de nombreuses manifestations culturelles de masse. Malgré son âge, les études préalables révélèrent que la structure de béton était encore saine. Parmi les principaux enjeux de conservation, mentionnons la question des châssis en bois qui furent réparés et dont le vitrage fut remplacé, non pas pour du double, mais par de l’ancien, de la même couleur dorée que celui projeté par Berg.

Plus modestes en taille sont les halles du Boulingrin à Reims rouvertes en septembre dernier après une restauration minutieuse menée par l’architecte des monuments historiques, François Châtillon. Classé monument historique en 1990, ce bâtiment en voiles de béton minces (à peine 6 cm) réalisé par l’entreprise d’Eugène Freyssinet est un témoignage majeur de l’histoire du béton armé, de même que de l’Art déco vu les détails de ses aménagements intérieurs et les couleurs de ses enduits peints. Cet aspect du bâtiment est trop souvent négligé selon Châtillon, la figure de l’ingénieur dominant celle de l’architecte Émile Maingrot qui décrocha la commande en 1923 à la suite d’un concours. Fermé depuis 1988, le bâtiment était devenu une verrue dans la ville dont bien des citoyens souhaitaient la démolition. Pièce maîtresse de la reconstruction après la guerre 14-18, il était inutilisable à cause de la condensation qui se formaient sur les voutes à la suite du remplacement du simple vitrage des verrières soufflé par un bombardement en 40-45 par du triple.

Boulingrin

Châtillon nous exposa son projet en quatre temps. Résumons : restaurer les voûtes en les purgeant au jet d’eau chaude, pour ensuite les réparer ponctuellement avant de les imprégner d’un inhibiteur de corrosion et de les imperméabiliser à l’extérieur; restituer certaines d’entre elles trop endommagées, de même que les grandes verrières en mettant en oeuvre un béton haute performance pour les cadres; mettre aux normes l’immeuble en installant de nouveaux dispositifs de secours; adapter le bâtiment aux usages contemporains, en redessinant à l’intérieur les étals des commerçants situés en périphérie et, à l’extérieur, les boutiques en bordure de la rue piétonnière latérale. Aujourd’hui, l’édifice qui fait la fierté de la Ville, a retrouvé son usage original de marché couvert et peut de plus accueillir des manifestations publiques diverses.

État des lieux de l’oeuvre de Nervi

Les deux autres communications traitaient de l’oeuvre de Pier Luigi Nervi. D’entrée de jeu, l’architecte Cristiana Chiorino fit le point sur l’état de conservation de ses principales oeuvres, tandis que l’ingénieure Tullia Iori rendit compte d’un projet de restauration. Rappelons que bien des réalisations de Nervi ne sont pas en âge d’être protégées par l’État, n’ayant pas encore atteint les 50 ans. En matière d’intervention, soulignons que la taille de nombre d’entre elles constitue un point d’achoppement. Alors qu’elles sont devenues obsolètes, quels nouveaux usages leur donner ? Alors qu’elles sont implantées en pleine ville, comment résister au redéveloppement urbain, vu l’opportunité qu’offrent leurs vastes terrains ? Comment agrandir les équipements sportifs devenus trop petits, sans engloutir l’existant ? Quelques exemples.

Solution radicale, le pavillon de la Foire de Milan (1947) fut récemment rasé pour faire place au futur quartier résidentiel et d’affaires City Life qui sera dominé par trois tours dessinées par Arata Isozaki, Daniel Libeskind et Zaha Hadid. Les vedettes d’aujourd’hui chassent les héros d’hier ! Avenir incertain depuis toujours pour le Palais du travail (1959-1961) à Turin, un chef d’oeuvre de Nervi. L’envergure de celle halle est à la mesure de l’optimisme insufflé par le Miracle économique italien d’après-guerre : près de 22 hectares au sol pour abriter la grande exposition temporaire sur le travail organisée dans le cadre des célébrations du Centenaire de l’unité italienne et dont l’aménagement fut confié à Gio Ponti.

Nervi-PalaisTravail-Turin

La solution proposée par Nervi pour le Palais du travail à la suite de l’appel d’offre-concours fut retenue pour sa rapidité d’exécution : le hall d’exposition sur deux niveaux est abrité par une double rangée de huit gigantesques parasols carrés, chacun porté par un monumental et élégant pilier central en béton (leur effilement vers le haut, vers leur chapiteau en forme de collerette, est profilé par la transformation géométrique de leur base cruciforme en sommet circulaire). Vendu en 2007 à l’entreprise privée, il est protégé depuis 2011. Le projet de centre commercial envisagé, élaborer sans la participation de spécialistes en conservation, n’est pas bloqué par la surintendance des monuments historiques; il est remis en question par le tribunal administratif régional à la suite d’un appel introduit par une entreprise concurrente.

Plusieurs équipements sportifs furent agrandis pour accueillir plus de spectateurs, à commencer par le stade municipal Berta (1931-1932) à Florence, premier projet de Nervi qui reçut un écho international. L’élargissement de sa tribune couverte cache le profil de l’auvent, exposé dans sa vérité structurelle et matérielle, un moindre mal en regard des modifications à venir : la couverture de l’ensemble. Le stade Flamingo (1957-1959) construit pour les jeux olympiques de Rome connait un destin semblable, les gradins supplémentaires superposés aux existants de manière provisoire devraient être construits en dur, modifiant totalement l’allure de l’arène sportive dont la réalisation contribua à la mise au point précise du «système Nervi», que nous présenta l’ingénieure Tulla Iori, professeure à l’Univiersité Rome Tor Vergata, dans la conférence de clôture de la journée.

Le système Nervi original est issu d’une situation conjoncturelle particulière : l’autarcie économique du pays voulue par Benito Mussolini après l’invasion de l’Éthiopie en 1935. Dans ce contexte les matériaux de construction se firent rares. Aussi Nervi explora des moyens afin de réduire la quantité de ciment et d’acier, inventant le ferrociment qu’il fit breveté en 1943 et, par ailleurs, la structure préfabriquée en morceaux au sol afin de rentabiliser les coffrages de bois, des techniques à la mise en oeuvre artisanale. La dernière, il la développa dans le cadre de la construction d’une série de hangars commandés par l’Air-Force italienne entre 1939 et 1942, des bâtiments d’importance stratégique dont aucun ne survécut à la guerre. Par contre subsiste la grande halle B (1947-1948) du site des expositions de Turin, le «grand projet expérimental du ferro-ciment» selon Iori, «le plus bâtiment jamais construit en Italie» pour certains. En 2006, cet édifice qui abrita le Salon de l’auto jusqu’en 1980, fut adapté pour accueillir les matchs de hockey des Jeux d’hiver 2006. Outre l’installation provisoire d’une patinoire et de gradins, un système de climatisation fut installé sur le toit, les bouches de ventilation intérieures venant gâcher les vagues ajourées de la couverture.

Nervi-halleB-Turin

À la fin de la journée d’étude, un constat s’imposa : la protection et surtout la restauration des oeuvres de Nervi sont encore balbutiantes. Le seul bâtiment qui a fait l’objet d’un projet de conservation «scientifique», est le petit entrepôt expérimental en plaques courbes de ferrociment érigé en 1945 sur le site de l’entreprise Société Ingg. Nervi et Bartoli, via della Magliana à Rome. Les techniques et matériaux de réparation mis en oeuvre furent développés peu de temps auparavant pour remettre en état le bateau La Giuseppa en ferrociment que Nervi s’était fabriqué. Cette embarcation restaurée fut montrée au MAXXI lors de la présentation de l’exposition Pier Luigi Nervi, l’architecture comme défi en 2011. FVL 25-05-2013

Références

Tullia Iori et Sergio Poretti, «Pier Luigi Nervi’s Works for the 1960 Rome Olympics», Actas del Cuarto Congreso Nacional de Historia de la Construcción, Cádiz, 27-29 enero 2005, en ligne. Consulté le 25 mai 2013.

Beppe Minello et Andrea Rossi, «Il nuovo Palazzo del Lavoro
fermato dai giudici del Tar», La Stampa, 16 juin 2012, en ligne. Consulté le 25 mai 2013.

«Pier Luigi Nervi for the FAO», MAXXI, en ligne. Consulté le 25 mai 2013.

UNESCO, «Halle du Centenaire à Wroclaw», Liste du patrimoine mondial, en ligne. Consulté le 25 mai 2013.

Ville de Reims, «Les halles du Boulingrin, un quartier du renaît», Accueil, en ligne. Consulté le 25 mai 2013.

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