
L’art déco versus le mouvement moderne : une conversation
Art déco et mouvement moderne, deux termes renvoyant à la modernité architecturale et à des univers culturels différents, hier comme aujourd’hui. La littérature de langue anglaise crédite sa première occurrence à l’historien de l’art et journaliste anglais Bevis Hillier et à la publication de son livre éponyme dont le but est de documenter « l’extraordinaire style qui devint dominant en Europe et Amérique dans les années 1920 et 1930 », selon l’endos de la page couverture.
Le second terme, le mouvement moderne, est aussi popularisé via l’édition. En 1936, paraît Pioneers of the Modern Movement from Wililam Morris to Walter Gropius de Nikolaus Pevsner, lui aussi historien de l’art, un Allemand exilé en Grande-Bretagne. Bien que différents par leur contenu, les deux livres se ressemblent par leur petit format et leur mise en page abondamment illustrée.
Aujourd’hui, l’art déco est toujours en faveur autant parmi le grand public que les universitaires et les commissaires d’exposition. Il connait même un engouement renouvelé à l’occasion du centenaire de la manifestation dont sa dénomination dérive et, à l’heure, où, à nouveau, le luxe est une valeur sociale largement partagée.
Le mouvement moderne a par contre perdu de son ascendant, ayant été détrôné par la notion de modernisme. Certes, le terme est présent dans l’appellation de notre organisation : Docomomo est l’acronyme de Documentation and Conservation of Buildings, Sites and Neighborhoods of the Modern Movement.
L’intention première des fondateurs de Docomomo International est de conserver vivant le projet social qui motivait plusieurs des propagandistes du mouvement moderne, en particulier aux Pays-Bas. La page WEB du Musée d’art de La Haye consacrée à l’Art déco des années 1915-1939 constate que, dans ce pays, où le Bauhaus était très influent, « les objets du quotidien devaient avant tout être fonctionnels ; ils seraient alors automatiquement attrayants visuellement ».
Les buts de l’Exposition de Paris 1925
La réflexion sur le passé bénéficie toujours du retour aux sources premières afin d’éviter les biais induits par les idées reçues. Aiguillonnées par Hillier, nous sommes retournées à l’exposition commémorative de l’Expo de Paris 1925 organisée par le Musée des arts décoratifs de Paris, en 1966, celle qui aurait introduit le terme « art déco ». En effet, il apparait dans le sous-titre « Art déco/Bauhaus/Stijl/Esprit nouveau » à son intitulé principal, Les années 1925. Comme, celui-ci l’indique, le propos de présentation est bien plus large que la manifestation parisienne.
C’est en 1976 que le Musée des arts décoratifs de Paris présente une première exposition sur l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes. Dans le catalogue sont reproduits les textes de nombreux documents d’époque, dont le rapport datant de 1911, préparé par le président de la Société des artistes décorateurs en vue de son organisation.
Selon ce rapport, l’objectif de l’Exposition internationale des arts décoratifs modernes est de rendre à la France, « sa légitime renommée d’initiatrice du progrès dans le domaine des arts comme dans celui des idées » que lui avait ravi l’Italie. Selon son projet, elle vise à réunir « tous les arts décoratifs : architecture, arts du bois, de la pierre, du métal, de la céramique, du verre, du papier, des tissus, etc. ; sous toutes leurs formes, qu’ils s’appliquent à des objets d’utilité ou à des œuvres purement somptuaires ; dans toutes leurs destinations : décoration extérieure et intérieure des édifices publics et privés, ameublement, parure de la personne… Cette exposition doit être exclusivement d’Art moderne. Aucune copie ou pastiche des styles anciens n’est permis.
Une exposition en deux sections, l’un de style moderne, l’autre de styles anciens n’est pas possible ».
Ce texte démontre aussi un souci pour « un art bon marché, un art vraiment démocratique, à la portée de tous et qui mettra un peu de joie, de claire propreté, de la beauté enfin jusque dans les foyers les plus modestes. »
De telles intentions se concrétisèrent de manière contrastée en 1925. Étaient présents à l’exposition, les décorateurs les plus renommés, dont le groupe Rhulman, et quelques représentants de l’avant-garde : Robert Mallet-Stevens, Le Corbusier et les constructivistes russes.
L’anniversaire
En cette année du centenaire de l’Exposition de Paris 1925, nous proposons d’échanger à propos de l’art déco dont nombre de bâtiments des années 1930, au Québec, sont reconnus comme des manifestations remarquables.
Le plus célèbre est la surélévation du grand magasin Eaton pour abriter le restaurant conçu par l’architecte français Jacques Carlu en 1931 et réalisé en collaboration avec l’agence montréalaise Ross & Macdonald. Autre grand magasin digne de mention est l’ancien Holt Renfrew construit en 1937, sur la rue Sherbrooke, par les associés de Carlu.
La plus sophistiquée résidence art déco à Montréal est sans contexte la maison personnelle d’Ernest Cormier sur l’avenue des Pins, vu la sophistication de son décor et de ses matériaux. Tout comme le 9e, elle est classée immeuble patrimonial.
Du début des années 1930 date aussi l’Aldred Building de Barott & Blackader qui s’érige dans la vieille ville et dont la silhouette en gradins et l’ornementation sont caractéristiques de l’art déco. Est aussi associé au style, l’édifice Price à Québec, un gratte-ciel signé Ross & Macdonald, tout comme l’Architect’s Building sur la côte du Beaver Hall dans la métropole, démoli.
Moins connus sont les petits immeubles à appartements, tels ceux construits à Outremont par les architectes Max Kalman et Patsy Colangelo.
Sujets de la conversation
Nous proposons d’explorer des lectures de l’art déco allant au-delà du plaisir visuel et indéniable que ces manifestations offrent et de la nostalgie pour les « Années folles » ou le « Machine Age » qu’elles inspirent et que cultivent les Art deco Societies ou bon nombre de livres récents sur le sujet.
Au-delà du style, nous proposons d’inscrire ces réalisations au sein des relations économiques et culturelles transnationales qui se concrétisent au Québec, dans l’entre-deux-guerres, de manière unique, vu la double dépendance de la province vis-à-vis de la France, d’une part, et des États-Unis, d’autre part. Nous envisageons aussi de considérer le rôle de l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts de Paris.
Nous nous interrogerons par ailleurs sur le décalage temporel existant entre les manifestations art déco et celles que l’on peut reconnaître comme représentatives du mouvement moderne au Québec, alors qu’ailleurs, notamment en Belgique, elles sont contemporaines.
Nous nous demanderons de plus comment situer l’art déco par rapport à l’éclectisme du XXe siècle et au modernisme qui s’affirme dans les trois premiers quarts du XXe siècle.
Intervenantes
Isabelle Gournay connait bien l’architecture moderne du Québec. En 1990, elle fut la commissaire de l’exposition Ernest Cormier et l’Université de Montréal présentée au Centre canadien d’architecture. Architecte diplômée du gouvernement français à la suite de ses études à l’École des beaux-arts de Paris et docteure en histoire de l’art de l’Université de Yale, Isabelle Gournay est professeure émérite de l’Université du Maryland. Ses publications sont nombreuses.
Isabelle Gournay est l’une des auteures du Routledge Companion to Art Deco édité en 2019, sous la direction de Bridget Elliott and Michael Windover. Elle signe un article dans
L’Art Déco. France Amérique du Nord, le livre qui préfigure l’exposition Art déco France Amérique du Nord, l’émulation réciproque présentée à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, en 2022. À cette occasion, elle fut de plus l’une des deux conseillères scientifiques au sein de l’équipe de production.
Isabelle Gournay et France Vanlaethem se sont rencontrées dans le cadre du colloque organisé à l’occasion de l’exposition Cormier. Ensemble par la suite, elles sont les commissaires de l’exposition Montréal métropole, 1880-1930 présentée au CCA en 1996 et éditrice du livre qui l’accompagnait.
Professeure émérite à l’École de design de l’UQAM, France Vanlaethem est diplômée architecte de l’École nationale supérieure de l’architecture et des arts visuels de La Cambre, surnommée le Bauhaus belge, et détentrice d’un doctorat en aménagement de l’Université de Montréal.
En 1994, France Vanlaethem participe au colloque organisé par ICOMOS Canada, à l’ambassade de France à Ottawa, intitulé Art déco de France et du Canada, dont les actes sont publiés. En 1996, avec le professeur Jos Vandenbreeden, elle signe L’architecture en Belgique, 1919-1939. Modernisme et Art déco publié en français, anglais et néerlandais, un livre réédité en 2006.
Art déco et mouvement moderne, deux termes renvoyant à la modernité architecturale et à des univers culturels différents, hier comme aujourd’hui. La littérature de langue anglaise crédite sa première occurrence …