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Ronchamp vandalisée: précarité immatérielle d’une œuvre délicate

La chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp a été vandalisée le 17 janvier 2014. Des voleurs ont fracassé un vitrail du spectaculaire mur sud pour entrer à l’intérieur, arracher le tronc de quête qu’ils ont emporté à l’extérieur pour constater qu’il était vide. Ce dernier avait été refait depuis peu, suite à une précédente intrusion. Au-delà de la perte du vitrail fracassé, ce délit soulève le problème de la sécurisation de cet édifice iconique sans en altérer l’apparence, ni le caractère. Nous proposons ici un regard sur une œuvre délicate, faite de béton et de lumière pour souligner l’importance de l’élément indicible qu’est l’éclairage dans cette chapelle. En outre, nous souhaitons soulever l’enjeu de son «intégrité immatérielle» dans le contexte de son éventuelle remise en état.

 


Marie-Dina Salvione

 

Le constat

Les pertes matérielles sont inestimables selon les autorités concernées par la conservation de cette œuvre de Le Corbusier : la Fondation Le Corbusier, le service des monuments historiques ainsi que l’association de l’Œuvre Notre-Dame-du-Haut. À cela il faut ajouter les dommages immatériels touchant les effets d’éclairage naturel remarquables créés par Le Corbusier. L’ensemble des vitraux fut peint par l’architecte plasticien sur des plaques de verre Securit. Celui qui a été brisé présentait un dessin de lune et était le seul à porter sa signature. Après récupération des miettes de verre, les experts en restauration de vitraux ont pu constater l’irréversibilité des dégâts. Tout en promettant de recréer un nouveau vitrage aussi près que possible de l’original, ils ont proposé d’examiner l’ensemble des autres vitraux afin de les sécuriser. Rapidement après le délit, les réactions des experts de l’architecture de Le Corbusier sont parues dans les médias. Antoine Picon, président de la fondation Le Corbusier, a réclamé la mise en œuvre urgente de travaux de protection de la chapelle, soulignant au passage le très mauvais état de l’édifice qui souffre de problèmes d’humidité, d’infiltrations et de détérioration de la maçonnerie. Ces critiques ont été relayées par l’historien William JR Curtis dans la version web de son article intitulé «Vandalism and Neglect at Ronchamp», publié dans The Architectural Review. Ce dernier profita de la tribune pour réitérer sa critique face à la récente réalisation du monastère Sainte-Claire des sœurs clarisses par Renzo Piano. Inauguré en 2011, cet édifice à l’architecture contemporaine ostentatoire gruge l’intégrité du site qu’avait aménagé Le Corbusier pour la chapelle, l’abri du pèlerin et la maison du chapelain.

La chapelle Notre-Dame-du-Haut jouit d’une notoriété remarquable qui en fait un site très exposé et fréquenté. Inscrite à l’inventaire des monuments historiques depuis 1965 et classée depuis 2004, elle porte aussi le label Patrimoine du XXe siècle en France. Elle a fait l’objet de nombreuses reconnaissances et fait partie du dossier de candidature pour l’inscription de l’œuvre architecturale et urbaine de Le Corbusier au patrimoine mondial de l’UNESCO. Bien qu’elle soit toujours utilisée pour les services liturgiques, elle n’en demeure pas moins un monument artistique de renommée internationale qui attire environ 80 000 touristes par an.

Une œuvre iconique

Du haut de la colline de Bourlémont, site traditionnel de pèlerinage situé dans les Vosges, la chapelle Notre-Dame-du-Haut surplombe la commune de Ronchamp. Elle fut construite sur les ruines de l’ancien édifice bombardé en 1944. Comme le relate Danièle Pauly dans sa monographie sur cette œuvre de Le Corbusier (1987), l’existence d’une chapelle sur la colline de Bourlémont date du XIIIe siècle. L’ancienne chapelle Notre-Dame-du-Haut s’élevait sur les ruines de l’église restaurée au 19e siècle et détruite par un incendie en 1913. Pour la réalisation de la nouvelle chapelle, le nom de Le Corbusier avait été chaudement recommandé par le chanoine Ledeur, alors secrétaire général de la commission d’art sacré de Besançon. Avec ce dernier, les pères Couturier, Régamey et Cocagnac représentent les personnalités ecclésiastiques qui ont joué un rôle central pour le renouveau de l’art sacré en France, tant par leur implication au sein des commissions d’art sacré que par la diffusion de leurs idées novatrices dans les revues spécialisées. Une fois la commande acceptée par l’architecte, le projet débuta en 1950 et la nouvelle chapelle fut inaugurée en 1955, marquant un tournant dans la production d’architecture sacrée autant que dans l’œuvre de Le Corbusier. La plasticité inédite de Ronchamp marqua une véritable révolution esthétique. En effet, dans la documentation spécialisée, il y a manifestement un avant et un après Ronchamp. Dès son achèvement, cette chapelle, dont la fortune critique fut immense, inspira de nombreux architectes contemporains à l’échelle internationale (avec des résultats heureux comme malheureux). Cet élan s’observe tant du point de vue de l’expressivité architecturale que de la modulation lumineuse, voire des effets de clair-obscur créés dans les lieux de culte par la suite.

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La forme extérieure blanche et ondoyante de Ronchamp est insaisissable d’un seul coup d’œil; elle se laisse appréhender en en faisant le tour. Le mur continu de l’enveloppe se courbe, se creuse ou se replie à différents endroits pour se prêter aux besoins liturgiques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il est couronné par la toiture en béton brut de décoffrage dont la forme suggère une cornette de soeur, des mains jointes en prière ou une coquille de crabe selon la formule consacrée qui est relatée dans la monographie de Jean Petit (1961) : «On me demande quels sont mes secrets pour Ronchamp. Il n’y a rien, qu’une recherche harmonique des problèmes posés. L’évangile : une éthique, le lieu : les quatre horizons, le moyen : la coquille de crabe». L’ensemble de l’édifice est porté par des éléments de structure en béton armé qui sont intégrés dans la maçonnerie des murs, elle-même constituée des pierres de l’ancienne chapelle. La coque du toit est composée de deux minces voiles en béton armé qui enserrent les six poutres maîtresses d’une hauteur de plus de deux mètres. L’ensemble s’apparente à une aile d’avion. L’imposante matérialité du mur sud est quant à elle suggérée par son épaisseur. Elle est mise en valeur par les profonds ébrasements qui y sont creusés, mais sa composition est plutôt légère. L’ossature de béton est recouverte d’un treillis métallique, lui-même fini au ciment projeté peint à la chaux, laissant une surface rugueuse où s’accroche la lumière.

À l’intérieur, le plan organique caractéristique de la chapelle de Ronchamp est orienté. L’ensemble comprend la nef principale, le sanctuaire et trois chapelles secondaires logées au pied des trois «tours périscopiques». Enserré par la pression des murs et la courbe convexe du plafond, l’espace au plan trapézoïdal s’ouvre vers le chœur. L’effet de convergence sur le sanctuaire est amplifié par la légère pente du sol. Dans la nef centrale, l’unique rangée de bancs est décalée de l’axe central, créant une asymétrie avec le maître-autel.

Une œuvre de lumière

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L’ensemble de la chapelle est plongé dans la pénombre où la lumière constitue l’essentiel ornement. L’orchestration des différentes modulations du jour met en œuvre des dispositifs d’éclairage latéraux, tous distincts. Ce scénario lumineux est remarquable à deux points de vue : premièrement, par la forme des ouvertures qui règlent la lumière et, deuxièmement, vu la valeur artistique des peintures de Le Corbusier qui ornent les vitrages.

Une savante attention fut dédiée au développement d’ouvertures, de formes et de textures qui, au contact de la lumière, créent des intensités et des effets d’éclairage très variés. Se trouvent ainsi combinés dans l’ambiance sombre de la chapelle, de nombreux jeux de clair-obscur subtilement calibrés et contrôlés. Les sources de lumière, bien que nombreuses, ne comptent pas une grande proportion de verre. La modulation de la lumière se fait plutôt par le contact du jour avec les nombreux surfaces et volumes, afin de servir la liturgie et le sacré. L’accord de ces illuminations ponctuées met l’accent sur les pôles importants de l’édifice: le maître-autel, l’assemblée et les chapelles secondaires.

En l’observant de plus près, la chapelle de Ronchamp présente une panoplie de dispositifs d’éclairage inédits qui témoignent de la créativité de Le Corbusier. À l’est, le mur du chœur est constellé de petites ouvertures, traces du passage des étais de l’échafaudage érigé par le maçon lors de la construction. Elles se concentrent autour de la niche où est exposée la statue de la vierge en contre-jour. Cette solution de mise en valeur avait été trouvée in extremis sur le chantier en réponse à une demande du chanoine Ledeur, comme le raconte à nouveau Danièle Pauly.

À la cime des murs est et sud, une fente de lumière créée par un jour laissé sous la toiture allège visuellement la masse de la coque. À leur jonction, la porte secondaire est surmontée d’une série de brise-lumière qui filtrent une grande quantité du jour vers les bancs de l’assemblée.Ronchamp-RoyRoy

C’est par le mur sud que sont entrés les vandales. C’est le plus impressionnant. Il présente une multitude d’ouvertures profondes aux dimensions variées. Inspirés par l’architecture traditionnelle du M’Zab en Algérie, les ébrasements font ici une grande partie du travail de modulation grâce à leur profondeur et à leurs angles variés. Véritable clavier lumineux, c’est grâce à ce mur que Le Corbusier réussit à calibrer et à diriger la lumière à l’intérieur de la nef, tout en le dotant d’une matérialité remarquable. Il en a peint les vitrages pour filtrer et colorer la lumière. Quelques phrases des prières mariales ont été reproduites en cursives au pinceau, associées à des motifs naturalistes. Celui de la lune au visage humain qui ornait le vitrage fracassé avait été dessiné à Chandigarh en 1956.

D’autres sources d’éclairage indirectes créent un jour zénithal. Celui des chapelles secondaires est sans doute un des plus saisissants effets de lumière diffuse. Dans chacune des «tours périscopiques», le jour est d’abord atténué par les lames du brise-lumière, puis filtré par un verre coloré. Par la suite projetée sur les parois granuleuses du cylindre, la lumière retombe sur l’autel de chaque chapelle. Conçues et orientées pour capter une luminosité variable selon les heures de la journée, les tours modulent le jour de manières très différentes. Cette illumination n’atteint pas la nef principale; intime, elle demeure limitée à chacune des chapelles, ce qui contribue sans doute à son effet surprenant.

Enjeux de sauvegarde

La valeur de l’éclairage de la chapelle Notre-Dame-du-Haut réside dans l’innovation de la forme de ses dispositifs, plutôt que dans un recours aux technique de l’époque. Elle est donc essentiellement esthétique et l’accord des éléments entre eux est des plus subtils. En effet, il semble difficile d’y ajouter ou d’y soustraire une composante sans faire basculer l’équilibre sacralisant qui y règne. De ce point de vue, les exigences contemporaines d’usage constituent un enjeu de sauvegarde important. L’adaptation au confort visuel des fidèles en est un exemple passablement courant, qui demande le recours à un éclairage artificiel plus performant dans nombre d’édifices cultuels. Pour les besoins de certains événements culturels, la chapelle Notre-Dame-du-Haut bénéficie d’un éclairage d’appoint. Le reste du temps, l’intérieur est plongé dans la pénombre qui fait partie du scénario d’éclairage depuis son origine. Elle est avant tout destinée à plonger les fidèles dans l’écoute et la méditation. Le statut d’œuvre emblématique de cette chapelle en fait un cas d’exception qui échappait jusqu’à maintenant aux exigences contemporaines d’usage ou de sécurité.

À cet égard, rappelons les propos du photographe Ezra Stoller (1915-2004) qui, dans une petite monographie dédiée à la chapelle de Ronchamp, se décourageait de la difficulté d’en photographier l’intérieur sans recours à un éclairage d’appoint, car ce dernier déséquilibrait les clairs-obscurs si finement orchestrés par Le Corbusier et intimement liés au caractère de la chapelle : «Ronchamp was a difficult assignment, especially on the interior, which was quite dark and had no electrical power. Film doesn’t have the range of sensitivity of the human eye, so normally you light up the shadow areas to give a sense of what’s happening. But at Ronchamp the minute you added light you changed the character of the space. Maintaining detail in both the stained-glass windows and in the wall of the nave was particularly trying.»

À elle seule, cette citation identifie bien l’enjeu immatériel de sauvegarde qui guette Ronchamp. D’abord sa dégradation matérielle générale qui nécessitera une éventuelle remise en état et une adaptation aux normes actuelles. Enfin, le récent acte de vandalisme qui demandera une sécurisation des plus discrète afin de protéger l’édifice d’autres intrusions sans affecter son intégrité matérielle et lumineuse. Dans quelle mesure cet équilibre délicat peut-il être maintenu dans un édifice aussi remarquable que cette chapelle? Le livre de Ronchamp se conclut par une citation de l’architecte : «Le travail est fait. Advienne que pourra», avant de présenter quelques photographies de détails d’illuminations et de vitraux. Comme si l’architecte avait appréhendé les défis et les contradictions qu’implique aujourd’hui la préservation de son bâtiment. Ouverte au public, la chapelle Notre-Dame-du-Haut est toutefois reconnue comme étant une œuvre d’art dont le traitement devrait tenir compte des centaines de subtilités matérielles et immatérielles qu’elle porte.

Vidéos

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Références bibliographiques

Yves Bouvier et Christophe Cousin, Ronchamp une chapelle de lumière, CRDP France-Compté, Néo éditions, 2005.

William J.R. Curtis, «Vandalism and Neglect at Ronchamp», The Architectural Review, en ligne. Consulté le 30 janvier 2014

Fabienne Le Moing, «Le devenir du vitrage de la chapelle de Ronchamp», France 3, Franche-Comté, en ligne. Consulté le 3 juin 2014.

Danièle Pauly, Ronchamp. Lecture d’une architecture, Paris, Éditions Ophrys, 1987.

Jean Petit, Le livre de Ronchamp, Paris, Éditions de Minuit, 1961.

Ezra Stoller, The Chapel at Ronchamp, New York, Princeton Architectural Press, 1999.

Des images du vitrail en question sont disponibles en ligne.

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